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Le Chemin de fer et la création de nouveaux marchés. La spécialisation agricole subie, un héritage du XIXème siècle

Jean-Michel Roy, maître de conférences à l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, revient sur le rôle fondamental que tient le déploiement du chemin de fer à partir du XIXème siècle, dans l’évolution et la spécialisation des productions agricoles.


La production agricole et l’approvisionnement de la France sont largement questionnés. On s’étonne des distances parcourues par nos aliments. Nombreux sont ceux qui appellent à un retour à une consommation plus responsable. Une production et une consommation locale, comme si notre siècle avait généré et accéléré ces mouvements et notre dépendance alimentaire. Qu’en est-il en réalité ?

En réalité ce n’est pas nouveau, le mouvement date d’il y a plus de deux siècles. Les pouvoirs publics, les gouvernants, ont voulu disposer d’un approvisionnement en un seul lieu, le moins cher possible, souvent au détriment des producteurs eux-mêmes. Dès le XIXème siècle ce mouvement a pris de l’ampleur parallèlement au déploiement des chemins de fer. Peu à peu les systèmes traditionnels basés sur la polyculture se sont transformés et la France s’est spécialisée pour aboutir à ce que l’on connait aujourd’hui.

Pour quelles raisons ?

La raison principale est de nourrir les populations, un problème majeur depuis l’antiquité. Très souvent à l’origine d’un bouleversement politique on retrouve un problème lié à la nourriture, son approvisionnement ou son coût « ventre affamé n’a point d’oreille ». Dans les campagnes, la production est généralement locale. Elle est peu dépendante de problématiques de transport. Il n’en est pas de-même pour les villes. Nourrir une ville, c’est nécessairement transporter d’ailleurs ce qui va y être consommé. Selon la taille de la ville l’enjeu est plus ou moins important. La mise en place de structures nécessaires à l’alimentation de la population est un incontournable des grandes villes.

Dès le XVIIème siècle, la monarchie et l’administration parisienne travaillent sur ce sujet. On retrouve des textes visant à concentrer l’approvisionnement, empêcher notamment l’accès au marché des producteurs qui ont peu de marchandises par exemple. Ils emploient des méthodes parfois très dures vis-à-vis des producteurs afin d’obtenir coûte que coûte les prix les plus bas possibles. Dans ces conditions, la possibilité d’agrandir la zone de d’approvisionnement joue un rôle majeur.

Les chemins de fer ont permis d’apporter une réponse au problème d’approvisionnement en modifiant le rapport au temps et à l’espace, en bouleversant le temps de transport.

Ainsi au début du XIXème siècle, dans la plupart des villes et notamment Paris, l’approvisionnement se faisait sur un rayon de 40 à 50 km. A cette époque, en une journée on parcoure de 30 à 40 km sur de mauvaises routes et au mieux 80 km sur de bonnes routes.

C’est une opportunité que les sociétés de chemin de fer ont saisie. Ils en avaient besoin ?

En effet. Le développement des lignes de chemin de fer a de tout temps nécessité des investissements financiers très lourds. Les compagnies privées ont été assez rapidement confrontées à un problème de rentabilité. L’exploitation du trafic passager sur le réseau ne pouvait suffire à lui seul. Les compagnies ont donc rapidement identifié leur intérêt économique. Il leur a fallu trouver des poches de rentabilité. Le transport des matières premières avait été à l’origine de la première ligne en 1827 avec la ligne Saint-Etienne – Andrézieux qui transportait du minerai. Le transport des marchandises agricoles va se développer sur les mêmes bases.

Comment ont-ils pu opérer les changements au niveau agricole ?

Ils ont utilisé à leur profit les problèmes soulevés par le coût des matières agricoles. En se basant sur les théories de rentabilité liées à l’augmentation de la productivité et de la spécialisation. Ils les ont appliquées à la production agricole et sont intervenus dans le cadre de sa mise en place, en aidant activement les paysans à produire différemment.

Ils jouent aussi un rôle en écrivant dans les médias. Ils mettent tout en œuvre afin de modifier à leur profit les us et coutumes.

Certains agronomes écrivent dans les années 1830-60 que c’est peut-être une opportunité à saisir pour tous ces cultivateurs. Que les transports leur permettront aussi d’exporter leurs productions. Ils diffusent des idées nouvelles. La presse relaie dès 1840-50 les approvisionnements qui arrivent, les fraises du midi, les choux fleurs qui viennent de Bretagne. Des articles insistent sur ces changements et beaucoup pensent que cela va tout transformer.

Que font les compagnies concrètement ?

À la fin du XIXème siècle, les compagnies de chemin de fer engagent des ingénieurs agronomes. Ils vont assurer la promotion de l’agriculture, du maraîchage, de l’arboriculture le long des voies de chemin de fer. Les ingénieurs missionnés, encouragent la production là où l’on produit déjà fruits et légumes. Ils aident les agriculteurs à améliorer leurs productions.

Ils interviennent directement dans le choix des produits. Ils organisent des congrès, des concours, des présentations, des voyages agronomiques. Ils emmènent par exemple les producteurs du sud de la France dans des villages autour de Paris où on produit énormément de fruits et légumes afin qu’ils puissent apprendre à leur tour ces méthodes de production et d’organisation. Elles vont donc solliciter les talents et augmenter le niveau de connaissances et de compétences global. Elles organisent des expositions, des congrès sur l’exportation, des concours d’innovation. Elles rassemblent des experts politiques, agricoles, du commerce, sur toutes sortes de thématiques.

Les compagnies interviennent elles à d’autres niveaux ?

Les compagnies ont besoin d’une production abondante, de qualité, facile à transporter.

Elles vont transformer l’approche des agriculteurs. Elles vont changer le modèle et industrialiser l’agriculture et les agriculteurs notamment par le biais des coopératives, hors de l’Ile de France qui est un cas spécifique. En Ile de France les produits étant directement amenés sur le marché de gros par les producteurs ils n’avaient pas besoin de se regrouper.

Par contre, au-delà de cette couronne, les sociétés de chemin de fer ont eu besoin d’organiser la centralisation de la production en certains points, facilitant ainsi la collecte et le transport.

Les premières coopératives datent de à la fin du XIXème siècle. Les compagnies de chemin de fer vont encourager leur création dans la vallée du Rhône, dans le Midi, en Bretagne. Ils favorisent ainsi la mise en place d’une organisation collective permettant d’amortir les investissements car il faut tout créer : les entrepôts classiques, les entrepôts frigorifiques, des wagons spéciaux et des emballages. On voit apparaitre des innovations à leur demande comme le cageot ou la cagette, que l’on peut désormais empiler, inventé non pas pour y mettre les fruits et légumes directement mais pour y mettre les paniers mal appropriés aux contraintes des transports.

Tous ces efforts ont entrainé limitations et développements ?

Les premiers bouleversements ont eu lieu dans la région parisienne où l’on constate une forte spécialisation des productions. Les cultivateurs ont été inquiets. Ils ont assez vite pensé que la concurrence n’allait plus leur permettre d’écouler leurs produits. Qu’ils allaient devoir en baisser les prix. Ils ont alors spontanément arrêté et opéré des choix.

Certaines régions sur les coteaux de la Seine, traditionnellement viticoles, arrêtent de produire du vin dans les années 1850-60 et se mettent à cultiver de plus en plus de fruits et légumes. Les régions à l’ouest de Paris, le long de la Seine, produisent de plus en plus massivement des fruits et légumes parce que les voies de chemin de fer les transportent à Paris. La production de pommes de terre se développe énormément elle aussi et certains commencent à se spécialiser : production de pommes de terre, la production de plans et même invention de nouvelles variétés.

Dans le même temps d’autres territoires traditionnellement viticoles, passent à l’arboriculture fruitière et produisent aussi des légumes entre les rangées d’arbre.

Les terres étaient fertilisées en raison de la diversité des pratiques agricoles. Lorsqu’elles passent à la monoculture ou à l’élevage d’une seule espèce, les sols vont s’appauvrir.

Les viticulteurs au XVIIIème et au XIXème siècle, avaient une vache ou des vaches. Ils les abandonnent progressivement. Ce phénomène concerne de nombreux élevages. Il y avait dans quasiment toutes les maisons des cochons. Les agriculteurs arrêtent progressivement cette production que ce soit pour la vendre ou la consommer. Petit à petit, on se rend compte qu’ils se spécialisent, plus ou moins malgré eux.

On peut donc dire que l’évolution des productions ne date pas d’hier. Elle est le fruit de l’industrialisation de la France du XIXème siècle, qui a transformé tous les secteurs d’activités. La production agricole ne faisant pas exception. Toutes les dérives que l’on constate aujourd’hui sont en réalité héritées de ces années-là. La modification des sols et les problèmes engendrés trouvent leur origine dès le XIXème siècle. Le XXIème devra se préoccuper d’inverser certains éléments en tenant compte de l’histoire.

Patricia Capelle
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