LE DROIT ET LE JUGE EUROPEENS
Pour qu’il y ait un droit et un juge européen, il faut une « Europe ».
Une telle Europe doit avoir la possibilité de mettre en place au moins une institution délibérative susceptible de créer ce droit européen, et une institution judiciaire mettant en place des juridictions dont le propre est qu’elle doit statuer sur tout le territoire européen et que leurs jugements ou arrêts y soient exécutés.
Or, c’est ce système qui a été mis en place dès 1950 dans le premier traité européen qui était le traité CECA (la Communauté Européenne pour le Charbon et l’Acier).
Dès ce moment Jean MONNET avait imaginé un schéma qui parait encore aujourd’hui indépassable, dès lors qu’on souhaite avoir un droit et un juge européens.
Les six Etats qui ont décidé de fonder la CECA, étant tous souverains ont mis en place le système suivant :
- Le pouvoir d’édicter des normes appartient aux Etats, d’où la création du Conseil des Ministres au sein duquel se réunissent les Ministres des différents Etats toutes les semaines ou tous les quinze jours, en tout cas périodiquement, à Bruxelles.
- La Haute Autorité qui incarne l’intérêt général, dispose à cet effet du pouvoir d’initiative – mais pas de celui de décision – et à laquelle est confiée le soin de veiller à l’application des décisions ainsi prises. Elle deviendra la Commission en 1965.
- Et une Cour de justice qui, aux termes de l’Art.19 du Traité Union Européenne, « assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités ». Elle est donc juge de la conformité des droits nationaux au Traité, des conflits entre Etats membres, ce qui relève du Juge constitutionnel ; également en charge de veiller à l’unification de ce droit, ce qui relève du juge de cassation, outre le fait de régler un certain nombre de litiges directs, soit entre les organes de cette Communauté et des entreprises ou des personnes physiques, soit opposant les personnes travaillant au sein d’une institution à celle-ci.
En ce qui concerne ce juge communautaire, cela a très bien fonctionné et l’institution s’est adaptée au développement de l’intégration européenne et aux nouvelles compétences.
Aujourd’hui, ce juge européen relève de « l’institution Cour de justice » qui représente environ 2 000 personnes – dont la quasi-moitié est représentée par les traducteurs et interprètes – et est divisée en trois tribunaux ou cour :
- Au sommet : la Cour de justice aujourd’hui « juge constitutionnel » et « juge de cassation » essentiellement, qui a également gardé une grande compétence en ce qui concerne les questions préjudicielles que les juges nationaux peuvent poser à la Cour de Luxembourg lorsqu’une question de validité d’un texte communautaire dérivé peut se poser, ou lorsque se posent des questions liées à l’interprétation desdits textes.
- Le Tribunal en charge des règlements des litiges directs résultant notamment de l’ensemble des décisions prises par la Commission en exécution du droit de l’Union.
- Et, enfin, le Tribunal de la fonction publique qui est compétent pour juger les conflits entre les institutions et leur personnel.
Bref, ce juge et ce droit existent à ce jour et constituent probablement un des aspects de la construction européenne les moins contestés. Elle a joué un rôle considérable en adoptant la méthode d’interprétation téléologique, c’est-à-dire de finalité. C’est ainsi qu’elle a rendu les célèbres arrêts VAN GEND&LOOS et COSTA c/E.N.E.L. au début des années 1960 qui ont fondé les deux piliers de l’actuelle Union : la primauté du droit communautaire sur celui des Etats membres et l’effet direct, c’est-à-dire la possibilité pour chaque citoyen de l’Union de revendiquer, devant son juge national, la protection issue du droit de l’Union.
Bien qu’à écouter ou lire les interventions des partisans du hard Brexit, la Cour de justice serait également en ligne de mire de ceux qui contestent la construction européenne telle qu’elle existe.
Certes, ce n’est pas dans le cadre de cet article, qu’il y a lieu de discuter de la pertinence ou non de ceux qui critiquent la construction européenne, rappelons cependant que si la critique est fondée en ce qui concerne le fonctionnement de l’union depuis 20/25 ans, il ne faut pas faire de confusion entre les hommes qui ont assuré ce fonctionnement, et l’ont mal assuré, et les institutions elles-mêmes.
Ainsi, ce n’est pas parce que la Cour de cassation ou le Conseil d’Etat rendrait un jour un mauvais arrêt que l’institution est condamnable et qu’il faudrait la changer.
Néanmoins, il n’est pas interdit de poser la question de savoir à quoi sert ce juge européen et ce droit européen, et s’il y a lieu de les réformer.
En ce qui concerne tout d’abord le droit européen, celui-ci est constitué de nombreux traités, du traité CECA au traité de Lisbonne, de l’ensemble du droit dérivé : règlements, directives, décisions, et des enseignements de la jurisprudence de la Cour de justice.
Les critiques contre ce droit sont les mêmes que les critiques en matière de droit interne : trop touffu, trop complexe, bref relativement inaccessible à la grande majorité des citoyens avec, de surcroît, un handicap supplémentaire qui est l’éloignement à la fois géographique et linguistique.
Pour essayer d’y remédier, ce sont les États membres qui sont toujours à la manœuvre car, même si aujourd’hui le Parlement Européen a une certaine compétence « législative » du fait de la codécision avec le Conseil des ministres, c’est toujours celui-ci qui a le dernier mot.
Donc, si ce droit européen apparait à beaucoup de nos concitoyens comme abscons et inadapté, c’est en premier lieu de la responsabilité des différents gouvernements de chacun des États membres.
En ce qui concerne le Juge, dès lors que le droit européen est instauré, son existence est automatique.
Ou alors, il faudrait accepter que le droit européen, si l’on prend l’exemple de la monnaie unique et à tout le corpus juridique qui la sous-tend, pourrait donner lieu à 19 interprétations, c’est-à-dire à autant d’interprétations que d’États membres de la Zone Euro… Ce serait la fin de l’Euro.
Car, il est évident que les interprétations seraient très rapidement différentes et on assisterait exactement à ce qui s’est passé en Europe il y a deux siècles : une grande majorité des États Européens – hormis les Iles Anglo-Normandes – ont adopté le code civil ; mais à peine une génération plus tard, les droits nationaux ont montré des différences notables dans l’application de ce code civil et surtout son interprétation.
Partant, l’existence d’un droit européen exige d’en assurer l’unité d’application et d’interprétation, et oblige à veiller à ce que la structure des pouvoirs mise en place pour créer le droit européen soit respectée.
Donc, il faut un juge à la fois constitutionnel, ou plutôt institutionnel en matière européenne, et de cassation ; ce qui sur le plan européen présente une originalité certaine, puisqu’il est également le juge qui veille à l’unité du droit par le jeu des questions préjudicielles posées par chacun des magistrats nationaux.
Bref, ce juge européen joue indiscutablement un rôle considérable, notamment en prenant appui sur le droit au juge dont dispose chaque citoyen européen, c’est-à-dire l’absence de déni de justice, ce qui lui a permis de se transformer à plusieurs reprises en législateur d’appoint jouant un rôle non seulement de juge au sens français du terme, mais presque à l’égal du prêteur romain. En clair, il existe un vrai pouvoir judiciaire au sein de l’Union Européenne à la différence de l’autorité judiciaire française.
Enfin, quant à l’importance et l’utilité de ce droit et de ce juge européens, il suffit de prendre un exemple qui, depuis quelques semaines défraye la chronique, celui d’Airbus, en précisant d’entrée de jeu que cet exemple ne fait que suivre ceux d’Alcatel, de Technip, d’Alstom, etc…
De quoi les entreprises européennes ont-elles le plus peur aujourd’hui ? Surement pas du juge européen !
Mais bien plus de ce qui est souvent qualifié de risque atomique : la crainte d’être confronté au droit et au juge américains. (Le Monde du vendredi 13.10.2017).
Or, les Etats-Unis ont, depuis une quinzaine d’années, une conception totalement impérialiste, puisque le droit américain s’applique dès lors qu’un contrat est conclu en dollars, ou que des faits pourraient être qualifiés de corruption au sens de la législation américaine, etc… et de tels faits, à partir du moment où le soupçon existe, relèvent de la juridiction du juge de New York.
Alors, les journaux – tant Marianne que le Monde ou la Tribune notamment – ont pu s’interroger sur Boeing, posant même la question de savoir si Boeing n’a pas provoqué ce cataclysme d’Airbus, car l’accès au marché américain est essentiel à l’avionneur européen et la moindre condamnation en termes de corruption équivaudrait à le priver de ce marché pendant un certain nombre d’années, outre le scandale actuel qui réduit cette pépite européenne à une quasi inaction sur le plan commercial depuis 2014.
Il est évident, sauf pour quelques jacobins rêvant de 1793 mais surtout de Napoléon et de Louis XIV, que la réponse ne peut pas être uniquement française.
Le marché français est ridiculement étroit par rapport au marché américain et toute velléité de riposte ou de contre-offensive contre Boeing au regard du marché français, ne serait d’aucun effet.
La réponse ne peut se situer qu’au plan européen avec l’instauration d’un droit – ou même l’utilisation d’un droit déjà existant – pour contrebattre la tendance impérialiste du droit américain et l’utilisation du juge européen, comme cela est déjà le cas en ce qui concerne l’action de la Commission qui a imposé aux géants américains de se soumettre à la fiscalité des États Européens – Google, Amazon, Microsoft, … – pour d’une part protéger les entreprises européennes et d’autre part, être en mesure d’agiter la menace de rétorsion, voire d’empêcher l’accès à un marché de 500 millions de consommateurs. Même si le TGV à quelque peu diminué l’attractivité du marché européen dans le domaine aérien, cela reste la seule possibilité de réponse à la tentative, largement en cours, de nos amis américains de continuer ce qu’ils ne peuvent plus faire avec leurs armées, c’est-à-dire exercer une domination, à défaut d’être mondiale, au moins du monde occidental.
En conséquence, le juge et le droit européens non seulement jouent un rôle considérable au sein de l’Union aujourd’hui existante, mais ils représentent, pour la protection et la sécurité des différents acteurs européens, une des meilleures armes à la condition expresse que nos gouvernements nationaux mettent en place non seulement les instruments nécessaires, mais également des hommes et des femmes qui s’en servent efficacement, pour notre bien commun.
Jean Pierre SPITZER
Avocat au Barreau de Paris
Directeur scientifique de l’union des avocats européens,
membre du bureau du Mouvement Européen
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