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L’harmonisation des organisations judiciaires en Europe

Forces centrifuges – Forces centripètes

par Thomas CASSUTO, magistrat, docteur en droit.

Au nom d’une impérieuse nécessité, la reconstruction politique de l’Europe à la sortie de la seconde guerre mondiale a emprunté un chemin à rebours de l’histoire. Pour la première fois, un groupe d’États s’est engagé sur la voie d’une intégration politique par le transfert de compétences vers une organisation supra-étatique. L’Europe, notion purement géographique selon Bismark, est devenue une réalité politique dessinée notamment par Robert Schumann et Jean Monnet.

Sur le plan institutionnel, la construction européenne s’est étalonnée selon le principe de la politique des petits pas, moins selon un schéma philosophique abouti comme au 18ème siècle, mais en vertu des réticences individuelles ou collectives opposées par les États à transférer des compétences essentielles, notamment régaliennes.

Il en résulte que le miracle européen ayant permis de faire de l’UE la première puissance économique mondiale ne s’est pas accompagné d’une mise en place précoce des structures qui en auraient été la nécessaire conséquence. C’est le cas en particulier sur le plan judiciaire. Pourtant, l’avènement d’un marché unique a été l’occasion pour le juge européen, concept collectif incluant le juge national et la cour de Luxembourg avec lequel il entretient un véritable dialogue, d’assurer l’uniformité du droit communautaire et par voie de conséquence son développement harmonieux sous l’angle de la cohérence juridique.

Il faut rappeler que la coopération judiciaire en matière civile s’est accompagnée de l’adoption de nombreux instruments qui constituent le quotidien des praticiens. Ainsi, les règlements Bruxelles I et suivants, opèrent par la définition de règles relatives à la compétence, à la loi applicable etc. une véritable harmonisation sourde non seulement dans le droit applicable mais également dans l’application du droit avec des conséquences non négligeables en matière de droit des contrats, de droit de la famille, des successions etc., et dont l’interprétation commune est garantie par la Cour de justice de l’Union européenne.

L’avènement d’un pouvoir judiciaire harmonisé en Europe, notamment en matière pénale, est encore un long chemin mais qui connaît des avancées récentes importantes. Cette évolution aussi nécessaire qu’inéluctable, est le reflet de la confrontation de forces multiples, subtiles et complexes. L’instauration d’un parquet européen constitue incontestablement une étape essentielle et un marqueur des enjeux démocratiques dans l’Union européenne et en Europe.

Alors que la cinquième République cantonnait notre juge national au rang d’autorité judiciaire, le juge européen a assumé pleinement son rôle dans les équilibres démocratiques européens.

C’est le cas d’abord du fait de la cour de justice des Communautés basée à Luxembourg qui dès l’origine, par les arrêts Costa contre Enel et Van Gend En Loos a affirmé les principes de la primauté et de l’applicabilité direct du droit communautaire. Ces décisions, qui n’allaient pas de soi, sont en réalité aussi importantes que les Traités communautaires qu’elles interprètent. En effet, elles donnent une réalité concrète à la notion d’intégration politique européenne et permettent la mise en œuvre d’une politique d’harmonisation au service d’un grand marché unique dans l’intérêt de l’ensemble de la collectivité européenne, bien au-delà de la somme des intérêts nationaux.

C’est également le cas de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’Homme qui, au sein du conseil de l’Europe, deuxième Europe, moins intégrée mais plus étendue, conforte le développement de l’État de droit. Par son interprétation dynamique de la Convention qu’il applique, le juge de Strasbourg a pesé directement sur la réforme des systèmes judiciaires européens dans le domaine pénal et plus récemment dans le domaine civil. Il faut ajouter que la CEPEJ opérant un constant benchmarking offre les indicateurs accompagnant sinon contraignant les États à rapprocher leurs organisations judiciaires. Enfin, elle a influencé en profondeur la protection des droits, notamment des droits de la défense, dans l’ordre juridique communautaire.

Sous l’influence de plusieurs mécanismes, ces deux dynamiques ont convergé de manière spectaculaire avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Deux exemples l’illustrent. Le premier, réside dans l’intégration de la Charte européenne des droits dans les Traités de l’Union et la reconnaissance de la CEDH comme partie intégrante des valeurs fondamentales reconnues par l’Union. Qu’importe finalement que l’adhésion de l’UE à la Convention prévue par l’article 6 du Traité soit différée pour des motifs sérieux de rapports entre les deux cours européennes. Le second est la conséquence de la communautarisation de la coopération judiciaire en matière pénale par l’effet du Traité, c’est-à-dire l’abolition du troisième pilier honni des praticiens.

Ainsi, depuis cette date, et selon un rythme soutenu, l’Union a adopté plusieurs instruments destinés à établir des normes minimales communes élevées dans les domaines des droits procéduraux et des droits des victimes. Ces instruments sont, incontestablement, une source d’harmonisation entre les États membres de leurs organisations judiciaires par le relèvement des standards dynamiques qui concourent à l’affermissement de l’État de droit tels que définis par les juges de Luxembourg et de Strasbourg.

Surtout, c’est l’avènement du parquet européen qui va entraîner une mutation profonde de l’organisation judiciaire au sein de l’Union européenne. Certes, il ne s’agit que d’une création dans le cadre d’une coopération renforcée entre 20 États membres, mais qui intervient alors que le Royaume-Uni, premier opposant à la consécration conventionnelle de cette institution, tente de négocier son départ de l’Union européenne. Tout un symbole.

En effet, l’opposition britannique au développement d’une Europe judiciaire s’est traduite dans le Traité de Maastricht par la création du 3ème pilier, chimère juridique, dans le cadre de laquelle, les actes normatifs adoptés à l’unanimité n’étaient pas contraignants quant à leur transposition en droit interne. Résultat, alors que les personnes, les biens, les services et les capitaux, y compris criminels, circulent librement, les autorités judiciaires pénales ne pouvaient coopérer qu’au bénéfice du bon-vouloir des parties. L’architecture politique de l’UE s’en est trouvée profondément altérée, et ce pour encore trois ans avant que le procureur européen ne prennent effectivement ses fonctions. Ce déséquilibre a un coût : au moins 100 milliards d’euros annuels au titre des seuls fraudes intracommunautaires, ceci au préjudice des finances publiques et de l’économie réelle.

Le parquet européen est une révolution. Il constitue le premier transfert de souveraineté en matière de justice pénale, selon un schéma relativement simple : un organe européen qui centralise et coordonne l’exercice des poursuites. Une compétence nationale pour instruire et juger les procédures. Des règles de coopération entre les autorités nationales renforcées pour assurer la bonne fin des enquêtes.

La solution retenue par le législateur européen fait écho à la réflexion menée par le Conseil d’État sur le projet de parquet européen. Cette étude posait la question « le droit pénal et la procédure pénale doivent-ils continuer à relever de la souveraineté des États ? », et, en soutenant avec ferveur le projet de procureur européen, apportait implicitement un début de réponse négative.

Dans le cadre de la conférence sur l’avenir de la coopération judiciaire pénale en Europe, organisée par l’Institut PRESAJE, les intervenants avaient souligné l’importance de disposer d’un renforcement de la coopération. Lors de sa conclusion, Jean Arthuis, ancien ministre des finances et à la date de la conférence Président de la Commission du budget au Parlement européen avait souligné l’importance de protéger les intérêts financiers de l’Union européenne. Il s’étonnait de l’aveuglement politique face à l’impotence des systèmes judiciaires nationaux confrontés à la criminalité transfrontalière.

L’une des caractéristiques du procureur européen et des procureurs délégués qui lui seront rattachés réside dans leur indépendance. Ainsi, il ne fait guère de doute que la mise en œuvre de cette institution nécessitera une réforme constitutionnelle du parquet français, souvent proposée, toujours reportée.

Par ailleurs, la coordination des procédures, autrement dit la répartition de leurs multiples volets entre différentes autorités judiciaires conduira à un rapprochement des standards procéduraux destinés à garantir la recevabilité de la preuve pénale, quand bien même celle-ci serait libre. Progressivement, le concept de Corpus Juris évoqué notamment par le professeur Delmas-Marty devrait prendre corps au titre de la nécessité pratique, là ou un certain réalisme politique avait conduit à ne pas s’engager sur la voie périlleuse d’une « harmonisation » de la procédure pénale en Europe.

Ainsi, la politique des petits pas, chère aux pères fondateurs de l’Europe, aura également permis à l’Europe de la justice de faire son chemin, même si celle-ci a peiné à suivre le rythme de la construction européenne. Gageons que cette évolution majeure, qui ne sera toutefois pas mise en œuvre avant 2020, aura un impact important pour restaurer la confiance des citoyens dans la construction d’un supra-état continent encore en panne d’un rapprochement fiscal. Les Entretiens d’Amboise organisés par PRESAJE en 2015, laissaient entrevoir de nouvelles perspectives. Le manque à gagner fiscal à l’échelle communautaire a amené plusieurs États à poser le principe d’un tel rapprochement. Dans cette perspective, le juge aura un rôle décisif.

Dès lors, l’avènement d’un système judiciaire intégré, c’est-à-dire de systèmes judiciaires nationaux rassemblés autour de la défense d’un intérêt général unioniste, doit ainsi permettre, dans le cadre de la renaissance du droit européen, de circonscrire (original circonvenir) les effets négatifs de la concurrence et du dumping fiscal auxquels se livrent les États membres, selon une logique macro juridique totalement contre-productive, au seul bénéfice bien compris des grandes entreprises mondialisées et au détriment de cet intérêt général commun.

Thomas CASSUTO
vice président Institut Présaje

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