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Quand le silence est éloquent

De la politique à la communication d’entreprise, le silence peut parfois être assourdissant. Refus d’engager la conversation, position axiomatique en contrepied des prises de paroles omniprésentes, quelle place pour le silence aujourd’hui ?

Large gagnant de l’élection européenne de ce dimanche 9 juin, Jordan Bardella, tête de file de la liste Rassemblement National a d’abord brillé par son absence. Point historiquement faible d’un parti dont longtemps la principale revendication européenne était le Frexit ou a minima l’avènement d’une « Europe des Nations », le RN s’est livré à une campagne originale, laissant aux autres candidats le soin de les définir. Sûrs, semblaient ils, de leur base électorale, conscients aussi peut-être que les sujets européens sont rarement les points de mire des campagnes européennes en France, Jordan Bardella a même pu se permettre le luxe de refuser les habituels débats télévisés. Stratégie gagnante, où la parole était particulièrement maîtrisée parce que rare, cette approche permet de se réinterroger sur la place du silence dans l’espace public, qu’il soit politique ou sociétal.

Sans s’enfoncer trop loin dans les problématiques, par ailleurs passionnantes, de la relation à la linguistique, ou au lien entre signifiant et signifié, les travaux de John Austin dans les années 50 ont mis à jour une dimension originale du langage avec son livre « Quand dire c’est faire ». De manière synthétique, à l’image du « Je vous déclare mari et femme », le langage n’a pas seulement de caractère d’échange d’information mais dans certains cas un rôle performatif, un engagement du locuteur dans l’action ou même une action symbolique à part entière. Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, celui du silence en politique, est-ce alors une absence d’action, de « performatif » ou au contraire en est-il une nouvelle forme ? Dans la situation de Bardella il semble que ce soit la deuxième option : le fait de ne pas dire implique une évidence du programme que chaque militant aurait déjà intégré. Dans un parallèle fragile on pourrait ainsi le rapprocher du fameux « Je vous ai compris » gaullien dont le sens était certes clair mais entièrement différent, voire opposé, selon le public qui l’entendait. Au sein d’un environnement ultramédiatisé, où la prise de parole immédiate via notamment les réseaux sociaux a transformé le rapport à la parole publique, le silence est devenu l’exception plutôt que la norme.

De fait cette position relativement originale entre en opposition directe avec un certain ressenti largement exprimé devant la mutation de la parole présidentielle. Largement scrutée, largement critiquée également, la démultiplication des prises de parole du président Macron, aussi bien dans les médias traditionnels qu’à travers des canaux plus informels comme les youtubeurs McFly et Carlito ou encore les séances photos sportives, semble avoir fragilisé la sacralité de la fonction. Entre rapprochement avec les citoyens et normalisation d’une fonction extra-ordinaire, l’exercice ne semble pas avoir fait l’unanimité. En réponse les longues périodes de silence du RN, à l’opposé de la stratégie déployée par LFI, lui ont permis d’apparaître sinon légitime, du moins plus « sérieux » sur des thèmes qui jusqu’ici pouvaient faire partie de leurs points faibles en terme de profondeur de réflexion comme l’assurance chômage et la dimension économique dans son ensemble.

L’argumentation s’illustre particulièrement dans la parole politique, mais ce même mouvement n’y est pas cantonné. Les entreprises elles aussi y sont confrontées. Entre une présence qui semble être devenue nécessaire sur les réseaux sociaux, l’injonction à la parole très régulière sur ces canaux, et de l’autre côté le danger inhérent à la multiplication des prises de parole et aux possibilités du « bad buzz ».

La parole publique s’inscrit désormais dans un curieux paradoxe. Une prise de position forte aura du mal à émerger, le « bon mot » n’aura qu’une durée de vie limitée dans un espace médiatique où une actualité peut en chasser une autre en quelques heures, et à l’inverse le temps long d’internet fait que rien ne disparaît réellement. Une prise de position ancienne peut être facilement retrouvée et opposée, ramenant l’individu non seulement à sa contradiction mais effaçant également la réalité chronologique, la capacité des individus à changer d’avis et à évoluer le long de leur vie et de leurs expériences. L’homme pressé semble devenu l’homme figé, contraint à une homogénéité constante, et rendant d’autant plus dangereuse une prise de position qui s’extraie de la norme sociale ou politique. Les discours se lissent et se diluent.

Dans cette dichotomie croissante entre parole et silence, le terme de majorité silencieuse semble prendre une réalité de plus en plus concrète.

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